Trois garçons pleins d’avenir
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Trois garçons pleins d’avenir
À 31 ans, Anthony Chalençon, champion paralympique en relais et médaille de bronze sur le 15 km en 2018, disputera ses troisièmes Jeux à Pékin. Pour optimiser ses chances, le biathlète et fondeur originaire d’Évian-les-Bains sera cette fois-ci accompagné de deux guides, Alex Pouyé et Brice Ottonello. À quelques jours du grand rendez-vous, ils se livrent sur leur trio, leurs objectifs communs et leur rapport à l’équipe de France.
Comment s’est passée votre première rencontre ?
Brice Ottonello : Autour d’une bière ! Avec Alex, on s’était rencontrés avant, lors d’une formation du monitorat de ski. Par hasard, on a parlé chacun de nos projets, et il s’est trouvé qu’on avait les mêmes. (Rires.)
Alexandre Pouyé : Je dis à Brice : “Tu vas faire quoi, toi, maintenant que tu arrêtes l’équipe de France de combiné ?” Il me répond qu’il va être guide d’Anthony Chalençon. Ah, moi aussi. (Rires.) Je me rappelle m’être dit qu’autant on était 30 sur le projet. On s’était quittés en se disant qu’on serait sans doute amenés à se revoir. Depuis, on passe près de 100 jours par an ensemble
Et cette première bière, alors ?
Anthony Chalençon : On avait fait une petite réunion avec Vincent Duchêne, notre coach, au café Leffe, place Grenette à Grenoble. C’était il y a déjà trois ans. L’idée était de parler du projet, de voir comment on allait mettre tout ça en place.
AP : Moi, j’avais été impressionné de voir Antho arriver tout seul dans Grenoble, sans aide, au milieu du chaos du centre-ville. Je me suis très vite rendu compte de son autonomie.
BO : Je l’avais eu au téléphone quelques jours plus tôt, il était à l’aéroport et s’apprêtait à prendre l’avion, tout seul aussi. Un homme normal, quoi !
AC : À l’époque, il y avait un autre athlète non-voyant dans l’équipe, on voulait partir sur trois guides pour deux. Entre-temps, cet athlète a arrêté, donc on n’était plus que tous les trois. Il fallait expliquer tout ce qu’incluait le guidage, pour que Brice et Alex puissent se rendre compte de ce qui les attendait, comment se passent les courses, le fonctionnement de l’équipe, nos stages. Le but était aussi de se connaître, il y a toujours un petit feeling qui passe ou pas au début, même si c’est surtout au fur et à mesure des séances que l’on voit si le guide a les aptitudes pour bien comprendre les choses et vite les mettre en place.
Quel message était important à faire passer à Brice et Alex, lors de ce premier rendez-vous ?
AC : C’était surtout connaître leurs attentes, en fait. Si tu as des mecs qui arrivent et qui ne parlent que d’argent… Ce qui m’a plu ce jour-là, c’est qu’on a tout de suite parlé du projet sportif. C’est ça qui comptait pour moi. Si on ne parle pas de sport et d’entraînement, on ne va pas aller dans la bonne direction.
AP : Le projet, c’était les Jeux de Pékin. On était un an après ceux de Pyeongchang, et on passait d’un à deux guides pour aller vers encore plus de professionnalisme, d’organisation favorable à ce qu’Antho soit dans les meilleures conditions.
Être dans le partage tout en restant dans la recherche de performance.
Vous recherchiez quoi, dans ce nouveau rôle et ce nouveau projet ?
BO : Pour moi, le but, c’était de me détacher de quelque chose de très autocentré, qui ne me correspondait plus vraiment. Je souhaitais être plus dans le partage tout en restant dans la recherche de performance, car en tant qu’athlètes, on ne peut pas se détacher de ça.
AP : Ce côté un peu autocentré, égoïste, j’en avais aussi un peu souffert. Je cherchais un projet un peu plus tourné vers les autres. L’entraîneur de tir, qui est un copain, m’a alors dit qu’Anthony cherchait un guide. Je savais juste qu’il était très fort, mais je ne savais pas s’il était champion paralympique, 3e ou 10e. Je voulais juste que ce soit quelqu’un de pro, tourné vers le haut niveau, pour qu’on soit vraiment dedans. Là-dessus, j’ai vite été super satisfait. L’appréhension, c’était de se dire : est-ce que je vais arriver à guider ?
"On a la chance d’être une équipe soudée."
Comment apprend-on à guider ?
AC : Au début, on vise la sécurité. (Rires.) Une fois que ça c’est bon, on commence à faire des petits réglages pour aller plus vite. On fait d’abord des profils faciles. Avec Brice, on a commencé à la piste de la Féclaz, parce que je la connais par cœur. Puis on va progressivement sur du plus compliqué.
BO : Il faut apprendre à bien communiquer, à être à l’écoute d’Antho. C’est lui qui donne les directives.
AP : Avec Brice et Antho, tout est allé dans le bon sens, celui de la cohésion. On a la chance d’être une équipe soudée, parce que ça aurait tout aussi bien pu mal se passer. Après, en voyant Brice arrêter sa carrière et venir sur ce type de projet, au service de l’autre, sans être intéressé par l’argent, je m’étais dit que c’était forcément quelqu’un avec des valeurs que je partage. Beaucoup d’autres athlètes me disent qu’ils ne pourraient pas s’occuper de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes.
À ce moment-là, il ne me parlait plus…
Comment s’organise votre préparation à trois ?
AP : À chaque stage, on vient tous les deux avec Brice, et on fait une séance chacun par jour. Le reste du temps, on sépare en deux. Il y a une semaine Brice et une semaine Alex. En fonction du programme d’Antho, il y a des semaines où on le voit beaucoup, d’autres où c’est plutôt de la récupération, avec une ou deux séances. La première année, j’étais encore en compétition sur des projets perso, donc Brice avait fait les trois quarts du boulot. Depuis, c’est 50/50.
BO : La progression est allée vite. Dès la première année, j’étais assez impressionné par notre vitesse sur les skis. On a attaqué sur les skis roues en plus, où la sécurité est particulièrement importante, car les chutes ne sont pas les mêmes. On est rapidement entrés dans de l’affinage. Sur notre première course à Lillehammer, on fait 5es avec Antho, en étant tout de suite à la baston avec les meilleurs. C’est de l’adaptation en permanence. Antho est dans le circuit depuis 7 ou 8 ans, lui sait, toi tu ne connais rien, donc tu écoutes au maximum, et ça avance.
"C’est l’avantage de travailler avec des mecs qui ont été athlètes de haut niveau avant, ils ont l’habitude de corriger leurs défauts."
AP : La progression comme guide, elle ne se fait qu’en écoutant Antho. J’avais des défauts, il les a soulevés les uns après les autres, jusqu’à ce qu’il y en ait moins. Par exemple, j’avais un problème : j’allais trop loin de lui en distance, on perdait de l’efficacité parce qu’il m’entendait moins.
AC : Ce sont des choses que moi, je détectais, mais dont eux ne se rendaient pas compte. Brice, par exemple, il mettait des blancs dans les virages : il annonçait le virage, il regardait derrière pour voir si j’étais bien, et à ce moment-là, il ne me parlait plus. Alex, lui, était trop directif dans ses annonces. Aujourd’hui, ce sont des choses qu’ils ne font plus. C’est l’avantage de travailler avec des mecs qui ont été athlètes de haut niveau avant, ils ont l’habitude de corriger leurs défauts, de tout le temps progresser.
AP : L’autre jour, on était à Bessans, sur une piste de snowfarming. De la glace pure, 200 personnes, des descentes impossibles. On a fait 1h30 d’entraînement dans des conditions extrêmes, un truc qu’on aurait été incapables de faire il y a deux ans.
Y a-t-il eu des moments clés dans cette progression, des déclics, des chutes qui ont fait passer un cap ?
AP : Pour moi, oui. C’était notre deuxième séance, je me souviens très bien d’un long virage à droite avec un trottoir à l’intérieur. J’étais trop loin devant, à dire “droite, droite, droite”, Antho a coupé le virage pour me revenir dessus. Il tape contre le trottoir, grosse chute. Je me sentais super mal. C’est là qu’on se rend compte de notre responsabilité. Cette erreur, c’était 100% de ma faute, et je me suis dit que ça ne devait plus arriver une seule fois.
BO : On dit souvent que c’est en tombant qu’on apprend, mais là, c’est particulièrement vrai.
AC : Pour moi, c’est vraiment sur les courses qu’on apprend le plus.
AP : Et avec le Covid, des vraies courses, on n’en a pas eu beaucoup.
AC : Là, on a deux bons blocs avant les Jeux. On est parti d’abord au Canada, pour deux semaines, avec des coupes du monde, cinq courses. Puis il y a eu les championnats du monde en Norvège, qui devaient avoir lieu l’année dernière. Et ensuite un mois avant les Jeux, le temps de se faire un dernier gros stage de prépa.
"C’est vraiment sur les courses qu’on apprend le plus."
Des mecs sur un bras qui font de la poussée et avancent super vite, c’est assez fou
En stage ou lors des compétitions, comment occupez-vous votre temps hors course et entraînement ?
AP : Avec Brice, on est étudiants, du coup on bosse quand même pas mal. On aimerait bien jouer un peu plus aux cartes. (Rires.) Sinon, on récupère des séances, on fait de la kiné. Il y a aussi des bons moments, l’autre jour on a regardé un film de barges, c’était quoi déjà ?
BO : "Quatre garçons pleins d’avenir" !
AP : Ah oui, voilà. Je pense qu’aux Jeux, on va aussi se faire deux ou trois films pour se marrer, genre "Le Dîner de cons", ça nous détendra avant les courses.
AC : Je n’aurai pas forcément envie de passer du temps avec vous, hein !
Brice et Alex, vous avez découvert quoi dans le milieu paralympique ?
BO : Au début, c’est un aspect de la fréquentation très différent, il faut s’y faire.
AP : Tu vois les prothèses qui traînent. (Rires.)
BO : Après, sur le fonctionnement global, c’est assez similaire à ce qu’on connaissait.
AP : Les journées sont un peu plus longues, parce qu’il y a plus de catégories. Ma première image de course fauteuil, ça m’a quand même vraiment impressionné. Pareil pour la catégorie non-voyants d’ailleurs.
AC : Il y a beaucoup d’athlètes impressionnants, des mecs sur un bras qui font de la poussée et avancent super vite, d’autres en fauteuil qui passent des virages sur un ski. C’est assez fou.
On parle de plus en plus de performances et moins de handicap
L’équipe de France, ça signifie quoi pour vous ?
AC : C’est un peu le rêve de gosse, quand on regardait les coupes du monde de ski à la télé. Moi, mon premier souvenir, c’est les Jeux de Salt Lake City. Je pense que beaucoup de sportifs sont arrivés au haut niveau comme ça, en regardant les champions de leur époque. Se retrouver là à leur place, c’est une fierté, il faut savourer, parce que ça ne durera pas toute notre vie.
BO : Se dire qu’on fait partie de ce qui se fait de mieux dans notre domaine, c’est gratifiant. Tout le monde n’a pas accès à ça. Ça implique aussi de véhiculer une bonne image, d’être rigoureux et respectueux. Quand ensuite tu repars dans le monde du travail, cette étiquette avec “France” dans le dos que t’as portée plusieurs années de ta vie, ça te sert forcément.
AC : Cette étiquette, j’en ai pris conscience en allant aux Jeux. La coupe du monde n’est pas très médiatisée, surtout dans le paralympique. Aux Jeux, tu sais que tu passes à la télé avec la combi aux couleurs de la France. Les gens regardent les Jeux pour nous. Dans les moments où ça allait un peu moins bien, je me disais que je représentais mon pays et que je me devais de faire le taf.
Vivre des choses extraordinaires tous les trois, c’est le plus important.
Ces Jeux, vous y pensez tous les jours ?
AP : Honnêtement, moi, je n’imagine que le côté sportif. Dans ma tête, c’est juste un moment où on doit arriver en forme, prêts à affronter la piste, la médiatisation qu’il y aura d’un coup, le décalage horaire, ce genre de choses. C’est l’objectif depuis trois ans, que tout aille bien cette semaine-là. Par contre, entre le contexte Covid et le fait qu’on se retrouve dans une région où il n’y a pas de neige, le côté féerique est un peu différent. On va vivre des choses extraordinaires tous les trois, c’est le plus important.
BO : Pour cette édition en particulier, il vaut mieux arriver avec des objectifs sportifs et pas avec des rêves plein les yeux. Comme nous on vise la médaille d’or, c’est excitant.
AC : À Pyeongchang, on était tous ensemble dans le même immeuble, il y avait une très bonne ambiance d’équipe. Là, je pense que ça va être des Jeux bizarres. On aura certainement des moments sympas au retour en France.
En cas de médaille, il y a déjà une fête de prévue ?
AP : Il faut qu’à la fin de la semaine de retour, Antho ne sache plus où il habite. (Rires.)
BO : Voir peut-être retrouver la vue, on ne sait jamais !
AC : J’ai essayé cette technique, ça n’a pas trop marché. (Rires.)
Après les Jeux, comment imaginez-vous votre relation ?
AP : Plus un mot, c’est fini !
AC : Moi, je les bloque sur mon téléphone.
AP : La preuve qu’on s’aime bien, on s’est dit qu’on partirait une semaine en Norvège en avril, pour s’entraîner, mais aussi pour passer du bon temps ensemble et ne pas finir sur le tumulte des Jeux.
AC : Il y a l’objectif Vasaloppet aussi, la plus grande course de ski de fond, 90 kilomètres ! L’idée est de la faire avec tous les anciens guides.
AP : Ce serait chouette. L’année dernière, j’ai fait la Vasa avec Brice, j’ai eu un petit souci technique qui m’a conduit à faire 10km sur un ski et je me suis fait doubler par un des rivaux d’Antho et ses deux guides. Je me suis dit : faut qu’on le fasse avec Antho !