Sous les feux de la rampe
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Sous les feux de la rampe
Entre sortir dans la rue avec sa planche et rider en compétition, pour les meilleurs skateurs français, le plaisir est le même. Et ce ne sont pas les Jeux Olympiques, qu’ils s’apprêtent à découvrir, qui vont y changer quelque chose. Rencontre à Biarritz avec une équipe de France pas comme les autres.
Le regard dans les vagues et les crocs dans une part de pizza. Allongés sur la pelouse de la plage d’Ilbarritz, la bande de six se fond dans le décor, parmi les locaux profitant d’un après-midi printanier. Avec leur dégaine décontractée, on pourrait les prendre pour les animateurs d’une colonie de vacances. Ou tout simplement des potes, à commenter les faits et gestes des surfeurs avant d’enfiler leur combi. C’est presque ça. Mais s’ils ont loué une maison pour quelques jours au Pays basque, ce n’est pas – seulement – pour humer les embruns. Vincent Milou, Joseph Garbaccio, Charlotte Hym et Lawrence Ravail sont venus des Landes, du Havre, de Paris et de La Réunion pour former le groupe street de l’équipe de France de skateboard. “Quand on est à la location, on est un peu en mode vacances. On discute, on rigole, on se pose dans le jacuzzi, raconte Lawrence, 23 ans, le petit nouveau du crew. On ne se couche pas trop tard parce qu’on est tous claqués. À l’entraînement, on y va à fond, on donne le meilleur de nous-mêmes, on se fatigue vraiment.” Pendant ce stage de quatre jours, les coachs Florent Balesta et Morgan Fabvre donnent le tempo. “On nous a appris en août 2016 que le skate devenait sport olympique”, retrace Florent, le “team manager” chargé de conduire la délégation tricolore jusqu’à Tokyo. Le skate découvrira les JO, et inversement. Pour constituer une équipe, il a déjà fallu appeler les meilleurs compétiteurs français. “On leur a dit : ‘On ne sait pas où on va, mais ça peut être une belle aventure humaine’, et tout le monde s’est montré intéressé.”
‘Vous avez déjà une équipe de France pour les JO ? C’est un truc de ouf, nous on n’a pas ça aux États-Unis !’
Voilà donc le groupe France en coloc à Biarritz. “Le skate, c’est un sport individuel qui se pratique collectivement, lâche Joseph Garbaccio, crâne rasé et chemise noire, avant de souligner une exception française. Quand l’équipe venait d’être créée, on est partis en Californie, et les Américains étaient surpris : ‘Vous avez déjà une équipe de France pour les JO ? C’est un truc de ouf, nous on n’a pas ça aux États-Unis !’ C’est la plus grosse nation du skate, et pourtant, on a créé ce groupe-là avant eux.” Devant la houle, la discussion dérive sur le surf, passion de la glisse oblige. Et puis Joseph réalise que son teint de Normand défie mal le soleil. “On n’irait pas au park, là ? apostrophe l’octuple champion de France. Parce que moi, ça me ramollit, et plus on attend, moins j’aurai envie.” Sans se presser, l’escouade plie ses cartons de pizzas et grimpe dans un van. Direction leur terrain de jeu.
Du pain sur la planche
Ici, au skatepark de Biarritz, chacun est dans son élément, s’élançant à tour de rôle du haut des rampes. On se regarde, on se teste, on échange, on discute, tout en décontraction. “L’important, c’est de se remettre en jambes, puisque que ça fait bien un an qu’on ne s’est pas retrouvés ensemble à enchaîner dix tricks d’affilée, pose Vincent Milou, champion d’Europe 2019. Cette émulation de groupe est hyper importante. Hier, on essayait des nouveaux tricks avec Lawrence. Il tombe, je tombe et on se motive. Quand t’es tout seul, tu ne vas pas te motiver...” Et même si la présence d’un toit chagrine ces amoureux d’air libre, le skatepark indoor offre un cadre idéal pour user leurs planches du matin au soir. Coincé entre la voie ferrée et une zone commerciale, ce vaisseau de béton rénové en 2017 a ouvert au public en 2003. Le lieu est aujourd’hui géré par l’association Lassosalai. Son président, Romain Rouveyre, en retrace la genèse. “Dans les années 2000, c’était encore un vieux hangar brûlé, où on squattait avec une vingtaine de potes. Dans la zone, le seul riverain, c’était le karting. On n’emmerdait personne. Mais la mairie est arrivée en disant : ‘Vous ne pouvez pas rester ici, ça va vous tomber sur la gueule…’ On a fait un deal : ‘Lâchez-nous un local, on crée une asso.’” Marché conclu. Dans les coursives du skatepark, trois tableaux racontent l’évolution du lieu. On y apprend que l’asso est aujourd’hui “le premier club de skate de France grâce à son école de skate”. Pourquoi cet engouement à Biarritz ? “La culture glisse”, répond Romain, comme une évidence. “Le premier skatepark de France a été créé à Saint-Jean-de-Luz, le premier championnat de France a eu lieu à Biarritz… On dit que le skate a été inventé par des surfeurs en Californie, et ici les surfeurs ne sont jamais bien loin.”
Pendant que les riders de l’équipe de France enchaînent les tricks sur les rampes, Romain bosse dans un quart du gymnase, en chantier pendant le confinement. Entre les enchevêtrements de poutres et de planches de bois, il s’affaire à reconstruire le bowl, sorte de grande piscine creusée ou d’arche de Noé, c’est selon. Le bowl sera d’ailleurs l’une des deux épreuves olympiques de skateboard à Tokyo, en parallèle du street (voir encadré). Mais qui aurait pu bien imaginer que le skate devienne un jour un sport olympique ? Sûrement pas Florent Balesta, premier salarié à se charger du skateboard à la fédération à partir de 2012. “Si on m’avait dit il y a 20 ans que le skate serait aux Jeux, j’aurais bien rigolé, avoue le quadra à casquette bleu marine. À l’époque, on n’était pas du tout dans l’esprit compétition. Moi, je suis issu d’une génération qui n’a pas forcément connu les skateparks. La génération bouts-de-trottoir, quoi !” Et la génération Tokyo 2020, dans tout ça, qu’en pense-t-elle ?
Premiers rides
Avec Joseph Garbaccio, Charlotte Hym, Lawrence Ravail et Vincent Milou
"Il tombe, je tombe et on se motive"
Le poids des anneaux en temps de COVID
En l’absence d’Aurélien Giraud (7e mondial, actuellement en Californie), dans le groupe France, Vincent Milou (12e mondial) est le plus proche de se qualifier pour l’épreuve du street au Japon. Ce n’est pas la couleur d’une médaille qui l’a poussé à grimper sur une planche. Et briller dans les grands contests internationaux a toujours eu plus d’écho chez lui. Rien de plus normal sachant qu’il y a encore cinq ans, personne n’avait la certitude que le skate serait au programme des Jeux. “Les JO ? Ça ne me branche pas plus qu’une autre compète, tranche le jeune homme de 24 ans, en triturant sa barbe de trois jours. Les athlètes des autres sports ont des étoiles dans les yeux en pensant à Tokyo. Moi, j’ai plus d’étoiles dans les yeux en songeant à un contest qui s’appelle Tampa Pro (à l’automne, en Floride, NDLR), parce que dans le skate, c’est une référence énorme.” Un détachement partagé par le reste de la bande, qui s’explique par une chose : le monde du skate n’a pas dragué les JO. Ce sont les JO qui lui ont fait la cour. Certainement parce que ces athlètes touchent davantage les nouvelles générations.“Les skateurs sont très actifs sur les réseaux sociaux. Il y a une industrie médiatique derrière eux, surtout aux États-Unis et au Brésil, décrypte Florent. Et le CIO (Comité international olympique) y a vu l’opportunité de rajeunir l’image des Jeux, d’aller chercher une nouvelle audience.”
Comment fonctionne la qualification aux JO de Tokyo ?
D’un côté, un sport qui se veut underground avec sa culture propre, ses règles, où la notion de compétition n’est pas intrinsèque à la discipline. De l’autre, un rendez-vous ultime rassemblant des sportifs de divers horizons, devenu en cette année 2021 réglé comme du papier à musique avec l’ensemble des consignes sanitaires imposées aux participants. Le skate et les JO évoluaient jusqu’ici sur deux planètes éloignées et il faudra un peu de temps pour que chacun s’apprivoise. Joseph déroule ses habitudes, sourire en coin : “D’habitude, avant un contest, tu prends ta planche et tu vas dans la rue découvrir la ville. Le soir, tu vas boire un verre avec les potes des autres pays, et tout le monde se mélange. Aux JO, ça va être chacun dans son cocon. Se limiter à prendre l’avion, aller à la compétition et reprendre l’avion : ce n’est pas vraiment ça, le skate, et ce n’est pas ça les voyages tout court.” Dans la culture skate, les podiums et les médailles sont souvent secondaires. Les enchaînements de figures immortalisés dans des vidéos à la production bien léchée représentent un graal bien plus estimé. “Le côté hors compétition, c’est 70% de mon temps. Aller dans la rue, trouver des spots, filmer un trick. Je kiffe complet !” clame Vincent, qui vit de sa pratique grâce à ses contrats de sponsoring. Ceci dit, le snowboard et le BMX avaient les mêmes problématiques et ont fini par trouver leur place dans la famille olympique.
Skate sous vidéo surveillance
Avec Joseph Garbaccio et Charlotte Hym
En attendant d’enfiler des tenues à l’effigie de l’équipe de France, Vincent résume le sentiment général : “Je ne veux pas qu’on nous impose les codes des sports traditionnels, parce qu’on n’est pas un sport traditionnel. Mais maintenant que le skate est aux JO, clairement, je préfère y aller que les regarder à la télé.” Une défiance pas si illogique lorsqu’une culture se télescope avec une autre. “Au début, j’avais peur qu’ils transforment le skate à leur sauce et qu’on se retrouve avec des combinaisons moulantes et tout, témoigne Lawrence, flottant dans son large sweat jaune, dont les traces au dos témoignent de ses chutes. Mais on a vu qu’en fait, ça allait ressembler aux compétitions internationales qu’on fait actuellement.” Dans ce paysage olympique, l’irrévérence des skateurs pourrait aussi apporter un vent de fraîcheur. “Moi, qu’on puisse sortir du village olympique ou pas, j’irai skater dans tous les cas, jure Vincent, en replaçant le sparadrap qui couvre une entaille sur son doigt, héritée d’une “boîte” lors de la séance matinale. Alors, forcément, je ne vais pas sauter quinze marches avant la compète et me casser les deux chevilles. Je ne suis pas fou non plus. Mais si je vois un bout de trottoir qui me fait plaisir, je serai le premier à y aller.” Une manière, encore une fois, de montrer que le skate est plus qu’un sport. C’est “un mode de vie”, selon Joseph, qui prend autant de plaisir à arpenter la rue qu’à se mesurer à d’autres en compétition. “D’ailleurs, fait-il remarquer, les JO, c’est aussi skater avec ses potes.”
"Maintenant que le skate est aux JO, clairement, je préfère y aller que les regarder à la télé.” Vincent Milou
“Ils nous prennent pour des fous !”
Instaurer un cadre pour des autodidactes qui ont l’habitude de vivre leur passion librement, c’est toute la mission de Florent Balesta. La préparation physique, jusqu’à il y a deux ans, Charlotte Hym n’en faisait tout simplement jamais. Ainsi, depuis qu’elle a intégré le groupe France, la Parisienne de 28 ans a découvert les réveils musculaires sur home trainer et les séances de gainage. “Avant, je ne m’entraînais pas, en fait, j’allais juste skater, balance la seule fille du groupe, sortie tout droit du film 90’s. Le terme d’entraînement n’avait aucun sens pour moi, même si le fait de tenter 200 fois la même figure pour la réussir, tu peux appeler ça de l’entraînement.” Aujourd’hui, les membres de l’équipe sont suivis par un kiné en déplacement et prennent davantage soin de leur corps pour tenir la cadence. “Les pizzas, ce n’est pas tous les jours. On mange équilibré. Aujourd’hui, par exemple, on a mangé des sushis”, précise Charlotte, 33e mondiale. On est quand même très loin du suivi diététique du sport de haut niveau. “Quand je vois Teddy Riner, je me dis que je suis nul par rapport à lui, parce qu’on n’a pas les mêmes exigences. Mais d’un autre côté, il serait incapable de sauter six marches dix fois d’affilée”, note Vincent, qui a pourtant pratiqué le judo dans sa jeunesse. Joseph, lui, se marre en songeant à des échanges avec d’autres athlètes aux Étoiles du sport : “Quand on leur dit qu’on va juste skater avec nos potes et que ce n’est pas un entraînement de 10 heures à 14 heures le mercredi, ils nous disent : ‘Ah ouais, tu ne t’entraînes pas tous les jours avec ce coach-là ?’ Ils nous prennent pour des fous !” Ces rencontres, justement, c’est ce qui plaît au Havrais dans la perspective des Jeux : “J’aime bien l’idée du mélange entre des sports qui n’ont rien à voir entre eux, voir comment chacun s’entraîne.” Et comparer les plateaux-repas à la cantine du village ?
Au-delà de ce côté folklorique, les JO ouvrent des opportunités, comme celle de profiter du halo de la flamme olympique pour faire découvrir, les 25 et 26 juillet prochain, qui se cache sous ces baggys. Contrairement à Vincent et Joseph, Charlotte, elle, ne peut pas vivre du skate grâce aux contrats avec des marques. Après avoir soutenu en 2019 une thèse en neuroscience cognitive (portant sur les interactions entre un bébé et sa maman) à l’université Paris-Descartes, l’intello du groupe a pu se consacrer pleinement à sa passion grâce à la Fondation pour le pacte de performance. “Les JO, bien sûr que ça a un rapport, explique Charlotte. On a pu avoir le statut haut niveau en 2016 quand ils ont annoncé le skate aux JO.” Contrairement à ce qu’en pensent les puristes, le skate ne pourrait-il pas sortir grandi après cette expansion olympique ? “Si ça peut donner envie à des gamins de pratiquer le skate et casser les stéréotypes… on aura tout gagné”, espère Florent.
Sport de rue, le skate se coltine une étiquette de hobby pour une jeunesse désœuvrée et peu respectueuse du mobilier urbain. Les Jeux pourraient leur permettre de se faire mieux comprendre par le reste du monde. “Gamin, je me faisais contrôler par la police, alors que je n’avais pas l’impression de faire un truc mal, témoigne Joseph. On n’avait rien volé, juste fait du skate sur un trottoir. Et quand on se faisait embarquer, les flics se rappelaient qu’il n’y avait rien dans la loi qui t’empêche de faire un 360 Flip sur un trottoir.” Même topo à La Réunion, dixit Lawrence : “À 14 ans, j’ai fait de la garde à vue parce qu’on avait skaté dans une école. Le directeur ne voulait pas porter plainte, mais les flics l’ont poussé à le faire. Mes parents ont dû venir me chercher…” Passer des postes de police aux postes de télé, ou comment se refaire une réputation. “Peut-être qu’on va se faire un petit peu moins virer, qu’on sera un peu plus acceptés, qu’on aura de meilleures infrastructures”, prie Joseph.
“Si ça peut donner envie à des gamins de pratiquer le skate et casser les stéréotypes… on aura tout gagné” Florent Balesta
Retour à Biarritz. Jeudi matin, avant que chacun ne rentre à la maison à la recherche de nouveaux spots, un minicontest est organisé dans les conditions olympiques. Au programme : deux runs de 45 secondes pour chaque skater, suivis de cinq tentatives pour sortir ses “best tricks” face à un jury, ici composé de Morgan et Florent. La sono, qui crachait du rock indé, est mise en veilleuse, signe que démarrent les choses sérieuses. Il s’agit de se concentrer pour rendre sa meilleure copie. Deux jeunes pousses ont été invitées à se joindre aux seniors, dont Liam, 13 ans, le casque couvrant ses cheveux peroxydés. La petite sensation biarrote brille par son aisance. Enchaînant les slides, le pitchoun se nourrit autant de Pom’Potes que des éloges de ses aînés. “Il a la forme, le petit”, félicite Vincent, en forçant l’accent local. C’est pourtant bien ce dernier qui réglera la concurrence avec un “Shove-it 5-0”, lui valant la note de 8,5 sur 10. Florent Balesta peut se réjouir, le stage s’est avéré constructif : ses troupes prennent le pli du format de la compétition. “La nouvelle génération qui suit est déjà dans ce moule, assure-t-il. On a travaillé sur une image équipe de France et ils veulent tous faire partie de l’aventure, être le prochain Vincent ou la prochaine Charlotte. L’olympisme va finir par rentrer dans les mœurs. Au contraire, c’est même à nous de dire aux plus jeunes que la compétition ne représente pas l’essentiel du skate et qu’il faut faire ses armes dans la rue.”
Tous propos recueillis par Florian Lefèvre et Mathieu Rollinger, à Biarritz.