C'est carré
30 min
LE VOLCAN DE BERCY
Lui s’appelle Olivier Devictor, c’est un homme comme un autre, peut-être plus passionné que la moyenne par le judo, sinon il ne serait pas là, assis sur son siège, à regarder une compétition dont sa fille a été éliminée au premier tour, alors qu’il a des vignes qui l'attendent. Il est viticulteur dans le Var. Mais l’Accor Hotel Arena est chauffée, alors que dehors, à Paris, la température frôle le zéro, les hot-dogs de la buvette tapissent son estomac, et le spectacle est bon en tribunes. C’est, au fond, tout ce qu’on attend d’un jour de Paris Grand Slam 2025 ou “Bercy”, comme on l’appelle, connu dans le circuit mondial pour le feu de son public: surinvesti, suractif, surchauffé.
18 000 spectateurs à fleur de peau qui hurlent à la première prise de manche, éructent aux yukos, explosent aux ippons. Les judokas étrangers redoutent ce rendez-vous comme on descend pieds nus dans le cratère d’un volcan, avec ces tribunes à la verticale, parce que ça va faire mal, que ça va brûler. Certains français sont transcendés, d’autres ploient sous la pression, ça n’est pas fait pour tout le monde.
LES GROSSES TETES
La fille d’Olivier, Chloé Devictor, a perdu au premier tour. Tirage pas facile, la japonaise Mida Adachi, 36e mondiale, sur le tapis 4, carton rouge au golden score, “hansoku make”. En rentrant sur le tatami, elle a été submergée par une vague d’encouragements, comme quelque chose de très chaud qui vous fait vous tenir plus droit. Pendant le combat, elle “entendai(t) des tambours, un mégaphone” qui l’encourageaient, elle ne “savai(t) pas d’où ça venait”.
Olivier, lui, vivait au même moment un épisode de diplopie binoculaire, ou, pour le dire comme ça lui vient :
J’ai eu l’impression de voir double. Il y avait ma fille sur le tapis et, en même temps, elle était dans les tribunes.
De l’autre côté de l’Accor Hotel Arena, tribunes C, en effet, une reproduction XXL de la tête de Chloé Devictor s’agite. C’est un imprimé sur carton rigide de près d’un mètre de haut, autant de large, qui se voit depuis toute la salle et plus loin encore, puisque les caméras de la réalisation internationale aiment à zoomer dessus, ça plaît aux gens chez eux.
Les “grosses têtes” sont une spécialité du “Carré des Supporters”, dispositif rodé aux Jeux de Paris 2024 et poursuivi aujourd’hui. L'idée est de former un kop organisé, équipé en matériel, pour être moteur de l’ambiance dans la salle. La réveiller. Olivier trouve que c’est “une idée extraordinaire”. Ça lui fait bizarre, de voir sa fille, en grand, comme ça. Chloé, 22 ans, championne du monde junior des -57kg en 2021, est un visage connu des initiés, pas du “commun des mortels”, comme il dit. Alors après le combat, il est allé les voir, elle est plus réservée, comme sa mère, ça la gênait, mais ils ont pris une photo tous ensemble avec la grosse tête qu’ils afficheront quelque part, dans le classeur avec tous les souvenirs ou en grand dans le salon, format A4. Il dit :
Chloé elle a commencé le judo à l’âge de trois ans, partie de la maison à quinze, montée à Paris à dix-sept. On ne la voit pas souvent, donc en tant que parent c’est des supers souvenirs.” Elle: “Ils sont top, ils te boostent toute la journée, même quand ça ne va pas. Franchement c’est vraiment cool, ils mettent de l'ambiance, ça entraîne tout le monde.
Derrière, le Carré est de nouveau en furie: un français vient d'entrer sur le tapis 1.
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PARIS S’EVEILLE
Quelques heures plus tôt, dans la brume parisienne, 8h30 et des poussières, trop tôt pour un samedi. Des plaques de verglas entourent Bercy comme des douves un château, et les chevaliers révisent leur plan de bataille sous un auvent près de la station de métro. L’armée est facilement reconnaissable: ils sont une cinquantaine déjà à porter leur armure, un t-shirt “Allez les Bleus!”, du S au XXL: les nouveaux prennent leur taille, les habitués une mesure plus grande, pour pouvoir le passer par-dessus leur pull. Comme épée, ils ont roulé le programme de la journée dans leurs mains: premier combat à 10h, première française cinq minutes plus tard, Melkia Auchecorne, vingt ans à peine, catégorie -63kg.
Certains s’embrassent, ils ont fait les Jeux ensemble, se sont vus à la Coupe du Monde de fleuret début janvier, au stade Pierre de Coubertin. D’autres découvrent le fonctionnement d'un kop de supporters autant que le déroulé d’une compétition de judo, comme Didier et Sanisa, 60 ans tous les deux, couple venu de Vernon, en Normandie, par le premier train de 6h46.
Aux Jeux Olympiques, on a vu tellement de choses extra qu’on est devenus mordus de sport, dit-il. Avant, on n’aurait jamais pensé faire ça, mais mieux vaut tard que jamais, non ?
Impressionné par la ferveur du Carré des Supporters cet été, Didier a simplement soumis sa candidature à un concours par newsletter lui permettant de bénéficier de deux places pour l'événement du jour, financées par le CNOSF, en échange de la promesse d’être moteur de l’ambiance en tribunes.
CARRÉ MAGIQUE
En tout, ce samedi, le kop sera constitué de cent personnes, dont soixante-dix novices et trente “leaders d’ambiance”. Eux sont les poumons de la tribune, des habitués qui lancent les chants, agitent les drapeaux, sortent les grosses têtes, déploient les tifos.
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Parmi eux, Emma Estrade, les yeux grands comme le monde, du même bruns que ses cheveux. Dans la vie, elle est formatrice et consultante en communication, on peut dire que parler, c’est son métier. Elle est joyeuse, entraînante, chaleureuse, dit :
Le but de ce petit brief d’avant compétition, c’est que tout le monde se sente investi d’une mission.
Pendant la cérémonie de clôture des Jeux, Yacine Louati, réceptionneur-attaquant de l’équipe de France de volley, lui a dit qu’il reconnaissait sa voix, et elle a répondu :
Oui, c’est moi qui prenais le mégaphone sur tous les matchs.
Il était ému, comme s’il mettait enfin un visage sur une vieille amie, alors il lui a présenté sa mère.
Cette nuit, elle a hébergé ceux qu’on appelle “les provinciaux”, Matthieu et Chloé, des Strasbourgeois. Il en vient de toute la France, réunis par amour du sport, de l’équipe de France et des rencontres. Il y a deux ans, avant le lancement du programme “Allez les Bleus”, aucun d’entre eux ne se connaissait. Ils ont tout appris sur le tas, vécu les victoires, encaissé les défaites, tissé des liens.
On est tous arrivés de manière individuelle et, pour la plupart, on est devenus vraiment potes, développe-t-elle.
On se fait des restos, on a des groupes Whatsapp, un réseau Discord. Je pense qu’à la base, on était tous un peu frustrés dans notre vie quotidienne de ne pas avoir l’occasion de vivre les matchs en étant vraiment nous-mêmes. Là on est entourés de gens qui ont la même passion et la même manière de vibrer”
Dans le Carré, chacun laisse la timidité aux portes de Bercy. On entend des choses comme:
Allez l’équipe, on y va!
-T’as cru qu’on était un centre aéré ou quoi?
-Et ouais, c’est un peu la colo.
ou:
En fait, il ne faudra pas faire des ‘Allez les Bleus’, parce que certains français auront des judogis blancs.
La horde pénètre dans l’enceinte et découvre son terrain de jeu, treize rangs déployés de bas en haut, tribune basse, à l’aplomb des quatre tatamis. Encore un peu et Emma pourrait coller un ippon sur le tapis 1. Une procession de trente grosses têtes chemine jusqu’aux gradins, on dévoile le tambour, quatre grands drapeaux, un petit par personne. 10h: Bercy, au tiers rempli, se réveille doucement pendant que des“bambam bababam MELKIA!” descendent des tribunes, et la jeune française claque un waza-ari.
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Dans les entrailles du stade, à la sortie des tapis, dans cet entre-monde qu’on appelle “la zone mixte” où chaque judoka est libre de se laisser aller à quelques confidences sur le moral du moment, les soeurs Gilly (-48kg, éliminées au premier tour) encaissent le choc.
Quand on arrive sur le tapis, tout le monde crie ton nom, tu entends le tambour et là, tu rentres complètement dans ton match,
assure Marine, la grande, championne de France 2022.
On essaie de faire abstraction de l’agitation, mais mine de rien, ça nous booste
poursuit Coralie, la petite, bronzée aux derniers France.
Quand on sait que des supporters sont venus pour nous encourager, on se doit d’être motivée, impactante, de faire encore plus pour gagner le combat.
Alyssia Poulange, blonde comme les blés, les cheveux arrangés en une natte ébouriffée quelques secondes plus tôt par un ippon de la kosovare Distria Krasniqi, ajoute :
L’effet poussée est franchement impressionnant.
Faïza Mokdar, grand espoir tricolore, gagnante l’an dernier en -57kg, précise que
sur les golden score, quand on est un peu moins lucides et qu’on dézone un peu, on entend que ça pousse. Moi je ne vois rien, j’ai pas mes lunettes. Mais quand tu te demandes si tu vas craquer et que tu entends crier ton nom, tu te dis ‘allez, j’en rajoute encore.
Elle exprime quelque chose de simple, mais d’essentiel :
Tu as l’impression d’avoir des gens avec toi, genre, qui te soutiennent.
C’est plus qu’une impression.
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ALL BLEUS
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Mais qui sont-ils, ces “gens” ? Tout et rien à la fois. Développeur web, agent de sécurité, directeur de collection, demandeur d’emploi. La tranche d’âge est large, de l’étudiant au retraité. La plupart, disent-ils, viennent ici décupler leurs émotions: les défaites font plus mal, les victoires plus de bien. Prenez Claude, volontaire pendant les JO, la soixantaine joyeuse :
On vit les choses plus intensément. Pourquoi? Parce qu’on s’est construit comme une deuxième famille. Cet été, j’ai loupé des vacances au Sri Lanka avec ma femme et mes enfants parce que je voulais rester ici, à Paris à encourager les Bleus.
Anne, 60 ans, a été marquée au fer rouge par “l’ambiance et la ferveur” de la compétition Paralympique, où
il n’y avait plus de handicap, on était là pour ce que les athlètes représentaient humainement.
Elle juge aujourd’hui important de poursuivre sa mission de supporter, pour
former les jeunes qui, en plus, n’ont pas forcément les moyens de se payer une place pour ce genre d'événement.
Derrière elle, Melhia, Meissa et Bilal, 17, 18 et 22 ans, acquiescent. En début d’après-midi, aux quarts de finale, ils ont accouru, attirés par la bonne humeur du Carré.
On avait des places au-dessus, mais il n’y avait pas d’ambiance, confirme Melhia, en terminale à Bordeaux. Ça donne hyper envie de revenir !
Elle est particulièrement fan de Shirine Boukli, première médaillée française à Paris 2024. Ce samedi, la Gardoise cheminera tranquillement jusqu’en finale à coup de ippons et, à chaque fois, le Carré ponctuera ses victoires d’un “ippoooooon pon-pon-pon-poooon-pon!”. Autres incontournables: le décompte de fin de combat - “3, 2, 1… bonne année!” - et le clapping, ambianceur facile pour grand public.
PASTEUR JO’ ET LES SUIVEURS
Aux heures creuses ou tendues - le midi, les finales - quand le Carré Bleu peine à embarquer Bercy, on sort la carte maîtresse: Steven, Karima et Jérôme furètent jusqu’à la tribune d’en face et lancent un “Aux armes!” qui emporte la salle. Chacun son rôle: les fureteurs, les préposés aux grosses têtes, le capo au mégaphone, les suiveurs. Parfois, un suiveur peut devenir capo et un capo suiveur, comme ça, alternativement.
Le titulaire au mégaphone s’appelle tout le même Joseph Delage, dit “Pasteur Jo’”, parce qu’on raconte qu’il répand la bonne parole. Elle se traduit comme ça :
Carré: au niveau de l’énergie on est supers! Par contre sur certains chants on vous demande de taper des mains. Vous pouvez le faire, vous ne verrez pas moins bien les combats. Merci !
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À 48 ans, c’est l’un des pionniers du programme Allez les Bleus. Grandes lunettes, longs dreads, la voix qui porte. Il dit de lui-même :
Je ne suis pas un sportif de haut niveau, par contre je suis un ambianceur de haut niveau
et s’époumone au mégaphone.
Il arracherait le plafond pour rameuter la ville entière s’il le pouvait. Car une fois le soufflet des JO retombé, Joseph a rapidement constaté que l’engouement avait plus de mal à prendre.
Pendant les Jeux, on a beaucoup célébré les trains qui arrivaient à l’heure, sourit-il. C’est facile d’encourager Léon Marchand ou Teddy Riner. Mais l’important, aussi, c’est d’emmener une tribune quand c’est plus compliqué comme, typiquement, aujourd’hui.
Jo, ne veut pas lâcher, alors comme un grand champion, il se projette, il lui faut un objectif. Il pense déjà à Milan 2026, LA 2028, Alpes 2030 ? Il rêve que le Carré Bleu soit présent lors de ces grands rendez-vous.
POUR TOI PUBLIC
Dans le microcosme du Carré, seul un poste ne bouge jamais: le tambour. Soit Mickaël Morel, 27 ans, barbu, roux, membre des “Irrésistibles Français”, le principal groupe de supporters de l’équipe de France de football.
Habitué à tambouriner au Stade de France devant plusieurs milliers de personnes, il s’est retrouvé ces derniers mois dans des salles d’escrime, de water-polo, au bord des parcours de VTT.
J’ai dû m’adapter au public: des chants simples, que des classiques. J’ai l’impression d’être Johnny Hallyday (rires).
L’exercice du jour est particulièrement éprouvant: tenir huit heures debout, le cou penché sur son instrument, relève de l’exploit physique. À l’abord des finales, à 18h, il souffre du bas du dos et soupçonne un début de tendinite au niveau des coudes.
Je m’investis pour que ça réussisse, crie-t-il entre deux chants. De mai à septembre, j’ai plus vu les membres du Carré que ma propre famille. Les frères Karabatic nous ont dit merci, les joueurs de cécifoot aussi, ça fait chaud au cœur. Il faut continuer parce qu’on peut être présent aux prochains Jeux, à Los Angeles. J’ai cru comprendre que les Américains envoyaient des émissaires dans les tribunes, et qu’ils comptaient reprendre le principe du Carré pour 2028.
Son dévouement est total. Face à la tribune, dos aux tatamis, il ne verra pas Romain Valadier-Picard remporter l’or en -60kg, ni Enzo Jean le bronze, pas plus que Martha Fawaz la compétition des femmes en -57kg, “l’un des plus beaux jours de (s)a vie.” Dans les coulisses après le sacre, la Française dira :
Ce public, ça donne une force en plus, du stress aussi, parce qu’on sait qu’on est regardés.
Bilan du weekend français: première nation devant le Japon avec quinze médailles, dont trois or, trois en argent et neuf en bronze. Tout sauf un hasard selon Maxime Gobert, troisième en -73kg, particulièrement en phase avec le public tout au long de la journée :
Ces trois dernières années, ça ne s’est pas très bien passé ici, je voyais mes amis prendre des médailles et chérir les supporters. Je me suis dit: “le jour où je ferai une bonne journée, je redonnerai aussi au public’, parce qu’on ne se rend pas compte, mais c’est une force qui nous permet de gagner.
Walide Khyar, bronze également en -66kg chez les hommes, renchérit :
Le Carré Bleu? Les gens avec les pancartes, là? Mortel! C’était cool, bonne initiative. Mais il faudrait les mettre encore plus proche du tapis, plus proches !
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À 20h, la compétition finie, Romane Dicko débarque par surprise. Elle est venue faire des photos, et surtout remercier la horde de son dévouement tout au long de la journée, laquelle, elle, continue le combat: ils ont réservé un bar. Ils y feront le débrief, parleront de demain, des prochaines semaines, de leur vie. Joseph y voit autre chose que des bières :
C’est peut-être ça qui m’anime, davantage que de prendre le mégaphone et chanter à la gloire des français. On entend souvent parler de l’héritage des Jeux, mais moi je parle d’héritage humain. Car quand le ippon est passé et que la Marseillaise a retenti, l’émotion est derrière moi. Par contre, la personne avec qui je l’ai vécu, elle est toujours là.
Ou alors, elle se cache derrière une grosse tête.
Par Théo Denmat